vendredi 26 février 2010

Déchirure dans le silence de l'agneau

Il est 14h, je débute ma garde.
Il avance. Il avance beaucoup trop. Me bouscule de l'épaule.
- Dis, t'as pas une clope !
Le ton est agressif et me surprend. Dans mon désarroi, je lui réponds que nous sommes avant tout un service de soins, pas un distributeur de tabac, que je vais appeler sa famille pour qu'elle lui en apporte.
- Qu'est ce qu'elle a la connasse ! Et toi là, file moi une clope !
- Non Monsieur, les autres patients vous dépannent depuis hier, ça suffit. Donnez moi le numéro de quelqu'un qui puisse vous en amener. je vous demande de baisser le ton immédiatement. Et arrêtez d'être insultant, je suis une infirmière et dans ce service pour vous soigner, et non, pour me faire insulter. Ici, il y a des règles de vie, un cadre. Vous êtes là pour avoir des soins.
A vrai dire, je tremble à l'intérieur, la tension est hostile et palpable. Je ne suis pas armée, ni habituée à me faire insulter. Une certaine confusion règne en moi. Ai je bien fait ? Où sont les limites ? Que dois je accepter ou pas ?
M.B est un jeune toxicomane, délinquant et psychopathe avec délires de persécution. Je ne le connais pas, j'ai seulement eu des transmissions à la relève. Il nous a été amené par la Police, car il est déjà en HO (hospitalisation d'office) dans un hôpital de Toulouse d'où il vient de s'évader. Il peut être très violent, a plusieurs délits à son actif. Hum, et moi bien sûr, j'ai fait ça toute ma vie, 3 mois que je suis infirmière et affectée dans le secteur psychiatrie.

Première règle en psychiatrie, Tout patient peut se montrer imprévisible et passer à l'acte. Ne pas laisser monter et s'installer la tension, agir et recadrer immédiatement. Si ça ne fonctionne pas se référer à la prescription "en cas d'agitation: injection intramusculaire 2 ampoules de "Z" + 2 ampoules de "C". Par acquis de conscience je demande à l'interne la conduite à tenir puisqu'elle est présente. Elle est occupée au téléphone, je sors dans le couloir. Du coin de l'œil je surveille le patient. Il est en train de former un petit groupe. Il ne se trompe pas, choisit les plus instables, fragiles et influençables avec eux aussi, un passé de délinquant. Le jeune Neiss lui aussi devient irritable et insultant. Quant au troisième il sourit d'un air pervers. C'est pas bon tout ça. Je réitère ma demande à l'interne. Elle chipote. Je la soupçonne d'être un peu dépassée par ce genre d'évènement. Sauf qu'elle, elle est sagement derrière son bureau, porte fermée à faire de la paperasse. Elle n'est pas exposée directement. Dans le couloir l'hostilité monte, les regards se font noirs. Je ne sens pas le truc. Je prends les dossiers, j'insiste. Agacée me semble t il, l'interne me répond un peu sèchement" bon, amène moi Neiss". A mon sens ce n'est pas lui la priorité, lui ne fait que suivre l'émulation. Je me tais pour ne pas outrepasser mes fonctions. L'entretien est un peu houleux et difficile. L'interne appelle le médecin chef, ce qu'elle aurait du faire tout de suite. Ni une ni deux, Neiss est recadré et obtempère.

Le jeune au sourire pervers se montre complètement délirant. Un satellite dans le ciel l'observe et lui veut du mal. Son humeur est fluctuante. A certains moments il a le regard d'un enfant, dans la minute qui suit, il a ce sourire sardonique. Quelque chose d'hermétique dans le contact et d'inquiétant. Isolement et injection. Allo la sécurité car il refuse. Devant les baraqués de la sécurité qui roulent des mécaniques (inutilement), il se laisse faire. Je déteste ces instants là. Je tente d'être douce et rassurante pendant le geste. Mais je suis en contradiction. L'aiguille mesure 6 cms et s'enfonce difficilement dans la fesse contractée. Je vois son visage tendu. Un mélange de peur, de contrainte et de colère contenue. Argh !

M. B n'a même pas droit à un entretien. Son lourd passé dangereux est reconnu. Le médecin chef me demande d'appeler la sécurité immédiatement. Injection, isolement et contention. Là ce n'est pas la même histoire. M.B a fait de la prison et rien ne l'impressionne. Il me regarde méchamment.
- C'est toi sale garce ! C'est à cause de toi que je me retrouve là !
Les baraqués jubilent... Il va y avoir de l'action...
- Non, ce n'est pas à cause de moi, vous êtes là pour recevoir des soins. Vous avez besoin d'être apaisé, là tout de suite. On ne peut pas accepter les débordements.
Acceptez vous de vous mettre sur le ventre que je puisse vous administrer le traitement ?
- c'est quoi ça ? !
- Un traitement qui va vous aider à dormir.
- Je ne veux pas être attaché !
- Nous ne vous mettons que la contention ventrale et nous l'enlèverons dès que vous serez calme.
Les baraqués "déjubilent", mince il obtempère.
Étonnamment, je suis en apparence calme et pro. A l'intérieur, je sens la bataille. Je ne suis pas rassurée. J'ai peur des représailles. Je ne montre rien. Les baraqués le tiennent au cas où... Je leur demande d'être doux. Une fois injecté, M. B a le regard noir et menaçant. Je lui propose une collation. Il m'envoie paître. Je lui dis que je reviens dans une heure surveiller sa tension et lui reproposer de boire et manger. Il me fait un doigt d'honneur.
Je referme la porte. Il est 18h.
Je suis choquée, mais je continue. Je ne m'écoute pas.
D'ailleurs, je n'ai pas le temps de dire ouf que le SAMU m'appelle, "nous arrivons avec un patient en HO dans 5 minutes, préparez une chambre d'isolement, des contentions et une injection."
Aaaah me dis-je intérieurement, tous les autres patients sont à table. C'est bien le moment ! Je dois déménager Mme X pour libérer une chambre d'iso. Nous ne sommes que quatre, 2 infirmières, un ash et une aide soignante pour 25 patients dont "nos charmants" déjà contentionnés. C'est la fête ! L reste en salle à manger pour gérer le repas, R va chercher la contention, G prépare l'injection et moi je fais valser les draps, désinfecte le lit et le refais illico.
Ding dong ! Le digicode ouvre la porte. Un patibulaire menotté et entouré de 5 policiers entre. Tous les patients s'arrêtent de manger. J'entends Vincent un jeune bipolaire dire: "Mais c'est quoi ce fou qui arrive ici"!
Allez zou ! A ce stade là, je ne me pose plus de questions existentielles, je n'en ai plus le temps. Bing bang boum. Sur le lit, sur le ventre, pique, attache avec quelques mots censés le rassurer qui sonnent franchement faux. Là, je suis dépassée, j'agis en automate. Je déplore. Mais c'est quoi ce boulot d'infirmière ? Je ne sais plus bien.
21h15 je fume ma cigarette, j'ai dépassé mon heure, mais je suis là scotchée en salle de repos, l'air un peu hagard. Je n'arrive pas à partir. C'est seulement deux jours plus tard que je lâcherai la tension nerveuse au creux des bras de mon chéri.



mercredi 3 février 2010

Le sac à main rouge

Elle déambule dans les couloirs, demandant à chaque porte, qu'on lui rende son sac rouge. Longiligne et gracieuse Marina est pourtant dans un état pitoyable. Sans âge et édentée on lui a redonné son dentier. C'est pire, il tombe et rend inaudible la plupart de ses paroles. Ses cheveux gris sont longs et maigres. Elle persiste à vouloir les sécher en vrac, pour leur donner du volume. Le résultat ne fait qu'accentuer son air dément. Des restes de rouge sur les ongles, l'hôpital ne fournit pas de dissolvant; Penser à en acheter la prochaine fois que je vais aux courses. Sur son pyjama dépareillé elle a mis un gilet à frou-frou qui lui donne un air de princesse Russe déchue. Lorsqu'elle fume, il ne lui manque que le porte cigarette, elle garde le geste précieux.

Le ton monte régulièrement elle est dans le déni de la maladie et s'oppose à tout. Régulièrement, quand elle recrache ses médicaments, nous sommes obligés de lui faire une injection contre son gré. J'exécute ce geste en serrant les dents, je ferme les écoutilles pour ne pas entendre ses hurlements. Elle dort quelques heures. Puis tambourine sur sa porte, elle a démonté sa chambre, a uriné partout.

Au staff, je propose qu'on lui rende son sac rouge et ses vêtements personnels pour lui redonner quelques repères et un brin de dignité. Le psychiatre me rappelle qu'elle a déjà fugué quelques jours après son arrivée. D'où la prescription du pyjama. Oui, mais bon...

Bon, d'accord. Marina est ravie d'apprendre que je vais lui rendre son sac rouge. Elle me suit en faisant des entre-chats. Je vérifie le contenu. Un vrai sac de femme puissance dix. Un fouillis invraisemblable. Du maquillage en vrac, des bouts de rouges à lèvre, des cigarettes brisées, des morceaux d'articles découpés, des bons de réduction, des briquets colorés, un peigne où il manque deux dents sur cinq, des miettes de gâteaux, un tube de crème pour les mains débouché qui a enduit le fond du sac, un petit couteau oups j'enlève, un portable version 95 genre cabine téléphonique hs, un bouchon de lavabo avec sa chaînette, des bijoux de pacotille, des lettres jaunies et là, au milieu de tout ce fourbi, une photo. Marina à 25 ans. Une vraie star de cinéma digne d'Ava ou Marilyn.
"C'est vous !?" "Ben qu'est ce que tu crois poulette ! Oui, c'est moi !" "Qu'est ce que vous êtes belle." " Et tu le vois bien que je ne suis pas folle, je suis une princesse, je te dis, j'arrête pas de vous le dire ! Je veux retrouver mon Prince ! Sortez moi de là !" Le prince en question est un homme violent et alcoolique en cours de procès pour avoir battu Marina presque à mort.
"Écoutez Marina, voilà votre sac rouge, et attendez, je vais vous donner vos vêtements." Marina sourit, ses yeux brillent d'impatience. Grand moment de solitude, à la vue du sac d'habits. Quelques vêtements qui furent certainement chics un jour. Froissés, miteux, tachés, déplumés sentant la naphtaline et le renfermé. Bon tant pis, elle a l'air si heureuse de les revoir. Elle s'habille en tourbillonnant, s'ajuste, redresse la tête et les épaules et d'un geste gracieux secoue les fausses plumes de son pull troué.
Il n' y a pas à dire, elle est transformée.
Attendrie, je regarde Marina repartir dans le couloir, fière, le sac rouge à son bras, ses "frou-frou" et sa démarche de star quelque peu titubante en regard des traitements qui restent encore inefficaces sur la phase maniaque.
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